Elle me regarde par le reflet de la psyché, affichant une moue incrédule. « Coquette? » Je souris. Prononcé par cette voix basse, presque granuleuse, le mot « coquette » incarne toute la frivolité et l’inconstance du monde.

Elle est parfaite. Je l’aime. Pas de cette perfection de porcelaine dont se nourrit l’imaginaire des gens ordinaires. Pas de cette perfection de reine qu’écrivent toujours, presque lyriquement, historiens et romanciers. Certainement pas de cette perfection exotique d’une vahiné, fantasme des Vazaha. Elle est d’une autre mesure. Parfaite, comme si chaque particule qui fait son être avait attendu des millénaires le moment idéal pour former cette personne qui éclot, un jour, en Ranavalona. Elle n’était pas coquette, et je ne peux que comprendre sa frustration. Ni douce, si je puis ajouter, mais je me garde bien de le lui dire à haute voix. Elle se retourne et comme à chaque fois, ce visage aux traits fins et réguliers, délicatement tissé sur une peau de pêche couleur de chocolat, cette bouche ronde et charnue qui donne des baisers au goût de litchi…Ce visage me trouble. Quelle incroyable, quelle extraordinaire, quelle scandaleuse volupté. Rainy, nul doute, n’avait pu que succomber au charme irrésistible d’une telle femme dont chaque souffle, chaque parcelle de l’âme exhale une sensualité que jamais, de tout temps, l’on avait vu illuminer ces terres de latérite.
Elle porte une de ses fameuses robes de la maison Worth and Bobergh. C’est une robe à traîne qui assortit un velours de soie écarlate et un satin de soie blanc brodé de lys en cannetilles et constellé de minuscules paillettes dorées. Il y a, dans son impressionnante collection de toilettes, de telles variétés de robes de bal, de polonaises, de tea-gowns qu’il fallait bien admettre que Ranavalona était l’une des plus fidèles et prestigieuses clientes des maisons de couture européennes : Worth, Pingat, Redfern, Lanvin ou encore Doucet. Elle donnait le ton à l’élégance et à la classes folle de l’Antananarivo de cette fin de siècle et on s’acharnait, autour d’elle, à suivre son exemple. Ce soir, lorsque les lumières des lustres de Manjakamiadana éclaireront la grande salle fleurie, l’on verrait une cour en velours et en soie, amarante, jaune, bleu royal, toute en dentelles, en broderie de fils lamés d’or et d’argent. « Les papillons sont de sortie« , commente la jeune reine. Les papillons, c’est ainsi qu’elle surnomme les dames dont les pans de robes à crinoline ressemblent aux ailes colorées de ces insectes. Mais ses dames de compagnie, comme toute la crème de l’Imerina, avaient adopté la nouvelle mode pour se conformer avec une pointe de vanité, au bon vouloir, non de la reine, mais de son premier ministre de mari. Lui, malgré ses airs et ses discours virils, était bien coquet. La reine, elle, portait ses robes comme un gladiateur porte son armure. Elle était le gladiateur en robe de velours.

Ce soir encore, elle fascinerait la cour. Mais pas uniquement par la grâce de la tiare et de la toilette, ou par le titre de sa majesté. Ranavalona, c’est avec ce regard impeccablement maîtrisé d’où l’on ne lit que le bouleversant roman de sa vie et l’exquise candeur de sa jeunesse qu’elle mate son monde. Quoi de plus normal que le commun des mortels ne voit en elle qu’une petite reine coquette, car qui serait assez courageux ou assez téméraire pour oser errer dans l’univers obscur d’une Ranavalona, n’importe laquelle. « Alors? » demande-t-elle du regard. « Parfaite », lui répondis-je d’un silencieux signe de tête. Elle se retourne. Un instant, le voile de son masque impassible se lève pour faire découvrir Razafindrahety. Mais elle reprend ses esprits, rapidement. Ranavalona ne baisse jamais la garde.
Elle avait bien compris sa partition. Elle avait un rôle et un statut à tenir et il fallait, pour que son rôle soit rempli et son statut, protégé, amadouer l’assistance par milles petites artifices. Je me souviens de ces soirées où Marius Cazeneuve qui se disait prestidigitateur faisait ses petits tours de magie pour éblouir la cour. La reine le regardait de cet œil sceptique que parfois, dans l’inadvertance, elle laisse s’échapper. Cazeneuve se vante d’avoir ému et bouleversé Ranavalona et longtemps après son passage à la cour de l’Imerina, il n’avait de cesse de rappeler à qui voulait l’entendre qu’il était si proche de la reine qu’il en connaissait les moindres de ses plus intimes pensées. Mais le soir venu, ses fenêtres closes, tandis qu’elle défaisait les lourdes torsades de son épaisse chevelure de jais, la petite moue dubitative se dessine sur ses lèvres.
« Ces vazaha et leur petit manège. Il n’y a rien de vraiment sincère dans l’affaire : le divertissement qu’il joue sur la scène cache toujours un autre tour, moins drôle qu’il réalise en coulisses, ni vu, ni connu », commentera-t-elle plus tard. « La magie, ce n’est pas tant le tour que l’on voit, mais celui que l’on ne peut voir parce qu’on se concentre sur ce qui nous divertit ». Et tout en parlant, elle jette un regard satisfait sur son image. Pauvre Cazeneuve.

Dès lors, je savais que toutes ces robes, cet apparat qu’elle cultivait avec minutie, n’étaient que le tour qu’elle jouait de façade pour divertir son petit monde tandis que derrière les rideaux, se déroulait une autre pièce. Chacune de ses toilettes était une illusion qui apprivoisait, adoucissait, cajolait et même, intimidait. La robe d’après-midi en soie vert bouteille, ornée d’un liséré noir et de petits nœuds à ses fines attaches, disait : « J’ai du temps pour vous, pour vous écouter, rien que vous... » La toilette pour la promenade, une robe à la polonaise perle aux manches gigots, susurrait : « J’ai un secret, que je vous partagerais dans le creux du cou ». Le chapeau de feutre à voilette et plumes aériennes laissait imaginer des confidences : « Je ne suis qu’une femme, j’ai besoin de vous ». Les tenues de cérémonial étaient les plus impressionnantes, « le piège de velours », disait-elle quand nous en sortions une de sa royale garde-robe. Expression on ne peut plus à propos, du reste. Le piège de velours agissait comme un aimant, attirant à la fois courtisans et ennemis, anges et démons.
Coquette n’était définitivement pas le mot qui convenait pour parler de la reine. C’était, et alors que je me le disais, je la regardais s’avancer pour rejoindre ses invités, bien mal la connaître. Non, ce qui ressemblait à quelques minauderies de petite fille gâtée n’était que la crête immergée de l’iceberg. Ranavalona était bien un gladiateur en robe de velours.

A propos de cette robe :
J’ai compulsé une foule de sites spécialisés pour retrouver l’origine de cette robe, sachant que je suis une non-initiée en blue jeans et en Converse. On me dit que cette robe vient de la maison Worth. Sans aucune preuve, cependant, parce que j’ai pu remarquer plusieurs robes de plusieurs grands couturiers qui ressemblent plus ou moins à cette robe. La fourchette de prix de l’époque est de 150 à 200 francs pour « une robe du soir, très élaborée de chez Worth », selon le marquis de Bonneval dans « La vie de château », Coll. « Si 1900 m’était conté », Ed. France-Empire.
Excellent. Vous nous mettez l’eau à la bouche!